La toile est de taille moyenne (73 cm × 94 cm). Elle présente un couple enlacé. La femme, vêtue d’une robe de satin doré, semble vouloir s’extirper nonchalamment de l’étreinte de son amant. Ce dernier pousse le loquet de la porte qui se ferme sur une pièce en grand désordre : le lit défait, une chaise renversée. Plusieurs éléments interpellent le regard et, notamment, une pomme posée dans la lumière du clair-obscur. Le Verrou raconte moins le désir féminin que la passion qui se joue entre un amant et sa maîtresse dans le secret de l’alcôve. La lumière est posée sur le couple, comme un projecteur, alors que des tentures de baldaquin situé hors champ accentuent encore l’impression d’une scène théâtrale ; les étoffes constituent en effet plus de la moitié de la surface peinte.
Au point où nous en sommes, nous n’avons plus qu’une ambition, qu’on nous laisse tranquilles, que nous puissions vérifier l’expérience... Nous avons fermé la porte. Pour qu’on nous abandonne dehors. Paradoxe, il faut d’abord verrouiller pour sortir.
Mais voilà c’est que vous ne pouvez plus vous voir, ils ne vous voient plus, alors que vous vous exposez au public hors de la toile, vous qui y êtes prisonnier. Vous vous livrez tout au spectateur. Il vous semble que la scène pour un instant vous appartient, mais vous nous l’offrez à notre regard. Nous voici libres, seuls, de l’autre côté de la porte verrouillée, mais vous êtes là de l’autre côté du plan de la toile. L’un pour l’autre, l’un tourne le dos à la vie, l’autre résolue à s’y épanouir. Où et quand le non-sommeil de la raison permet-il d’éviter les monstres tout en laissant place au désir ? Ni ciel ni enfer. Il s’agit de savoir ce que l’on peut faire avec le corps humain.
On sait que Fragonard signait Frago, comment ne pas entendre le mot latin. Frago, le fruit qui sent bon, comment ne pas entendre le mot ago, mettre en mouvement, agir, accomplir, qui dit aussi jouer une pièce, tenir un rôle. L’acte qui entre en scène en première personne. Fragor c’est aussi la fracture, la fraction faire craquer, un bruit qui exhale une saveur suave fragro, fragrance. Jean honoré Fragonnard est né à Grasse, la ville du parfum, Fragonard nom vulgaire de la lavande aspic. Frago accumule les mots : lauriers, orangers, citronniers, grenadiers, amandiers, cédratiers, arbousiers, myrtes, bergamotiers... et les fleurs, tulipes, œillets, roses... et les plantes : thym, romarin, sauge, menthe, nard, lavande, les roseaux, Grasse, les odeurs, la parfumerie. Tout est peint.
« Voilà donc comment on devient à la fois philosophe, et homme d’action. » Portrait peint par Fragonard en 1769 en une heure de temps écrit-il à l’arrière d’une de ses toiles.
Littérature, peinture, musique. Fragonard est le peintre conscient de ce nœud ou les corps trouvent leur respiration essentielle. Le peu d’interprétation dont son œuvre est l’objet s’explique sans doute par là : la solution est trouvée, elle doit donc disparaître, sans reste. L’immanence parfaite est montrée ; or l’immanence est insupportable. Fragonard ignore le temps, il en affirme la vacuité pour des personnages courant de ce monde-ci, l’humain comme absous de sa corvée d’être. Si encore nous étions dans l’antiquité...
Le vrai crime de Fragonard, sa punition, pas d’interprétation. Fragonard le tableau volé comme la lettre volée.
Comme bien entendu, l’esprit vient aux filles, les aventures amoureuses sont des esquisses en action, des moments de peintures, des avant-tableaux. Il est temps d’aller au lit, à moins qu’il ne soit temps d’en sortir. Pour être à ce point actif au-dehors, pour saisir le nerf intime des attitudes de la nature et des acteurs de la comédie, il suffit d’un bon lit. Ce n’est pas un hasard si dans l’Odyssée, le fin mot de toute l’histoire, de ce que l’on pourrait appeler le voyage au bout de chez soi, le détail connu du héros seul, et qui seul peut le reconnaître de sa propre femme est le secret de fabrication d’un lit. Ulysse aux mille tours, spécialistes des nymphes, navigateurs du visible et de l’invisible, artisan du support horizontal.
Avec son rideau de drap, le décor se dévoile, s’anime, passage de la nuit au jour, de la nuit à la lumière de l’invisible au visible. On ne saurait être plus littéral. Frago déguisé en amour. Regardez, c’est dans ces malentendus que l’espèce s’est reproduite depuis des siècles. Écarter un drap, une chemise, vaut pour désigner les mains et les pieds sur le même plan, ouvrir, repousser, courir, s’enlever de soi pour mieux revenir à soi. Elle se précipite, elle va le toucher, ou plutôt ricocher sur lui, elle pousse de son bras gauche sa tête renversée, elle n’en peut plus, elle est folle. Étant donné qu’il faut choisir entre l’utile et l’agréable, qu’est-ce qu’une résistance ? Entre les rideaux agités, le matelas écrasé ; les oreillers bouffants, le traversin tordu qui peut-être va se détendre comme un ressort il est impossible de déceler le moment de l’action. Le lit va-t-il être défait ou le fut-il déjà. À quoi rime cette acrobatie ? Un viol ? Une lutte ? leur simulacre, un rapport de forces ? La résistance est jetée comme un défi à la face de la pruderie universelle. Ce couple-là est sauvé.
Retour dans les appartements, « Le baiser à la dérobée », nous approchons de la fin de partie. Le verrou. Un geste vers le loquet, fermez, fermez là, taisez-vous. La pomme, nous situe dans le temps, la genèse elle-même, à l’envers bien entendu fermez-la, il n’y rien à dire, Ève et Adam se taisent, ne parlent pas. C’est sanglant, l’empoignade du fond des choses, en même temps la lumière, c’est-à-dire blanc et jaune, les couleurs vaticanes, résolution possible de la discordance, rapport dans le non-rapport, Lacan dira « il n’y a pas de rapport sexuel ». Sur la pointe des pieds, deux bras, dans deux mondes différents, rapt, bout du doigt qui pousse. Ce tableau devrait s’appeler le Vrai Ou. Ça agit beaucoup, mais ce n’est rien parce qu’il n’y a rien, ou presque. La femme on l’accouche, elle passe évanouie de l’autre coté, elle est prise, en haut à gauche, on entend la tige glisser. Quel est le mouvement suivant ? La chambre sera vide, le rideau de sang voilera le théâtre.