Les dieux antiques, grecs et romains, son l’objet de représentation picturale et sculpturale sans nombre et hormis quelques mises en garde de Xénophane affirmant que le maître des dieux et des hommes « ne ressemble aux mortels ni par le corps, ni par la pensée », ou de Socrate prévenant qu’il ne faut pas chercher à voir les dieux, ou de celles de Platon contre les poètes et les peintres, aucune prescription mettant en cause la figurabilité du divin jamais n’a prévalu, dans le monde gréco-romain. Et pourtant tous les dieux sont au même point représentable. Il existe pourtant une exception, exception de fait et non-prescription explicite, à la non-représentation, la déesse Hestia.
« J’ai cru longtemps dans mon ignorance qu’il existait des statues (simulacra) de Vesta ; j’ai appris naguère que le dôme de son temple n’en abritait aucune ; là seulement se conserve un feu qu’on ne laisse jamais éteindre ; mais il n’est point d’image (effigiem) qui représentent ni feu ni Vesta » Ovide, Fasti.
Tel est le sanctuaire de Vesta sans simulacres ni effigies. Pourquoi est-ce précisément cette divinité-là, qui, dans une religion fondamentalement iconophile, ne donne lieu à aucune image cultuelle ? Qui est Vesta, pour que s’y heurte, comme une limite, la représentation ?
Vesta est avant tout la déesse du foyer, elle réside dans la maison. Elle est au centre, au nombril de l’habitat humain. Le foyer est symbole de fixité, de centralité, d’immuabilité et de permanence.
Fille de Chronos et de Rhéa la première de leurs enfants selon Hésiode, elle prie Zeus de lui accorder la faveur de toujours rester vierge. Zeus accède à la requête et lui accorde d’être la première et dernière invocation lors des sacrifices.
Hestia est donc la déesse du foyer et celle dont le temple est au centre de la cité. Contrairement à tous les autres temples qui sont quadrangulaires, le temple de Vesta est rond. « Vesta est la même que la terre » l’une comme l’autre entretiennent un feu éternel. Ovide rappelle les paroles des prières adressées à Vesta ; « O toi qui occupes la première place, quae loca primae tenes, Primauté dans le lieu et dans le temps. » Sur ce point, Hésiode, Sophocle, Aristophane, Euripide, ou Platon font tous état de cette pratique. C’est la stabilité et la permanence qu’Hestia avant tout garantit.
Le trait principal qui définit le mieux Hestia est la virginité. C’est à l’interdiction de tout rapport sexuel, à la chasteté absolue que renvoie le principe d’Hestia.
« Vesta, sois-moi principe ; c’est toi, c’est ton culte absolu que je vais chanter, si toutefois il m’est permis d’approcher de ton sanctuaire. J’achèverais à peine cette pieuse prière que je m’aperçus de la présence de la divinité, caelestia numina sensi ; la terre, autour de moi, s’embellit et s’éclaire d’une vive lumière. Je ne te vis pas, il est vrai oh déesse ; loin de moi ces poétiques mensonges, valeant mendacia vatum, il n’est pas permis à un homme, viro, de porter sur toi ses regards ; mais ce que je ne savais pas, et ce que je savais mal me fut révélé soudain, sans que j’eusse recours à personne d’autre. »
Il n’est pas permis à un homme de voir la déesse. Et même par imagination poétique il est impie de se la représenter. « Je ne te vis pas, il est vrai, o déesse ! » C’est une présence et non une vision. Ce qu’exprime Ovide c’est une interdiction de se représenter Vesta.
L’interdiction aux hommes de rentrer dans ce sanctuaire est comme le garant de la virginité de Vesta. Toute pénétration d’un mâle dans l’enceinte consacrée à celle qui est purement vierge ne peut être qu’une grossière profanation. Aucun homme ne peut entrer dans le sanctuaire de Vesta sauf le Pontifex Maximus, cependant une partie du sanctuaire le Saint des Saints lui reste inaccessible.
Vesta ne doit pas être imaginée, l’homme, vir, ne doit pas pénétrer dans son sanctuaire. Il y a identité entre la virginité à respecter et l’infigurabilité à maintenir.
Hestia n’est pas une manifestation du sacré parmi d’autres, mais c’est la racine du sacré lui-même, l’inviolable. Celle qui, d’une façon ou d’une autre ne saurait être mère, la vierge absolue, pure de tout rapport sexuel, elle est la manifestation la plus haute du sacré, elle est l’essence du sacré. Ainsi Hestia, l’inviolable, est la condition sine qua non à partir de laquelle d’autres formes de sacralité, d’autres dieux immortels peuvent être reconnus et célébrés en commun.
Vesta est la déesse désimagée. Or que reste-t-il lorsque cette désimagination a eu lieu ? Il reste un lieu et un feu. Un centre, le centre stable et permanent où brûle éternellement une flamme.
Qu’est ce que ce centre qui est suivant plusieurs aspects domestiques (centre de la famille), civiques (centre de la cité) et aussi subjectif, centre de l’âme et qu’une déesse infigurable signifie ?
Qu’en est-il d’Hestia en philosophie ?
Se proposant dans le Cratyle d’analyser la signification des nos des dieux, en examinant ce qui fait leur justesse, Socrate commence par Hestia. « N’est-ce point par Hestia qu’il nous faut commencer suivant le rite consacré ? » « Quelles pensées peut-on croire qu’avait dans l’esprit celui qui a nommé Hestia » se demande Socrate. Cette question le conduit à l’étymologie de « être ».
Cratyle 401C.
Καταφαίνεταί μοι ἡ θέσις τῶν ὀνομάτων τοιούτων [401c] τινῶν ἀνθρώπων, καὶ ἐάν τις τὰ ξενικὰ ὀνόματα ἀνασκοπῇ, οὐχ ἧττον ἀνευρίσκεται ὃ ἕκαστον βούλεται. Οἷον καὶ ἐν τούτῳ ὃ ἡμεῖς « οὐσίαν ” καλοῦμεν, εἰσὶν οἳ « ἐσσίαν ” καλοῦσιν, οἳ δ᾽ αὖ « ὠσίαν. » Πρῶτον μὲν οὖν κατὰ τὸ ἕτερον ὄνομα τούτων ἡ τῶν πραγμάτων οὐσία « Ἑστία ” καλεῖσθαι ἔχει λόγον, καὶ ὅτι γε αὖ ἡμεῖς τὸ τῆς οὐσίας μετέχον « ἔστιν ” φαμέν, καὶ κατὰ τοῦτο ὀρθῶς ἂν καλοῖτο « Ἑστία ” · ἐοίκαμεν γὰρ καὶ ἡμεῖς τὸ παλαιὸν « ἐσσίαν ” καλεῖν τὴν οὐσίαν. Ἔτι δὲ καὶ κατὰ τὰς θυσίας ἄν τις [401d] ἐννοήσας ἡγήσαιτο οὕτω νοεῖν ταῦτα τοὺς τιθεμένους· τὸ γὰρ πρὸ πάντων θεῶν τῇ Ἑστίᾳ πρώτῃ προθύειν εἰκὸς ἐκείνους οἵτινες τὴν πάντων οὐσίαν « ἐσσίαν » ἐπωνόμασαν. Ὅσοι δ᾽ αὖ “ὠσίαν, » σχεδόν τι αὖ οὗτοι καθ᾽ Ἡράκλειτον ἂν ἡγοῖντο τὰ ὄντα ἰέναι τε πάντα καὶ μένειν οὐδέν· τὸ οὖν αἴτιον καὶ τὸ ἀρχηγὸν αὐτῶν εἶναι τὸ ὠθοῦν, ὅθεν δὴ καλῶς ἔχειν αὐτὸ « ὠσίαν ” ὠνομάσθαι. Καὶ ταῦτα [401e] μὲν δὴ ταύτῃ ὡς παρὰ μηδὲν εἰδότων εἰρήσθω· μετὰ δ᾽ Ἑστίαν δίκαιον Ῥέαν καὶ Κρόνον ἐπισκέψασθαι. Καίτοι τό γε τοῦ Κρόνου ὄνομα ἤδη διήλθομεν. Ἴσως μέντοι οὐδὲν λέγω.
Or si Hestia, en tant qu’in-figurée, se trouve au-delà de toute effigie et de tout simulacre, faut-il s’étonner qu’elle soit en quelques façons l’être, irréductible à aucun néant ? N’est-elle pas ce par quoi s’évoque à nous l’Être en tant qu’Être, si aucune détermination ne peut lui donner une figure ? Mais doit-on s’étonner que le vocable le plus vide et le plus pur de la philosophie, le mot Être renvoie à la divinité la plus vide et la plus pure, sans représentation ?
Si Hestia est la divine présence, comment pourrait-elle être représentée ? Hestia est une limite à la représentation, en tant qu’elle ne saurait se donner autrement que sur le mode de la présence.
Ainsi la question fondamentale de la métaphysique, « Qu’en est-il de l’Être ? Quel est le sens de l’être ? » devient quel est le sens d’Hestia ?